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L’Escalade, ma première

© Laurent Guiraud
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© Laurent Guiraud

Etant étudiante, je logeais à la Jonction, au fil de l’eau, entre 2 ponts, entre 2 eaux, au bord de l’Arve, au bord de l’eau.
Mon immeuble était le dernier avant la tumultueuse rivière qui malgré ses 20km de long faisait beaucoup parler d’elle: tantôt elle menaçait de sortir de son lit et d’inonder le quartier, tantôt, son fond vaseux devenait sec d’une façon inquiétante ! Que de caprices !

Depuis mon balcon, je pouvais apercevoir un des 2 ponts. L’autre, qui s’élançait par-dessus le Rhône, était à droite, derrière le coin.
C’était un chouette quartier. Même Vladimir Lénine, à un moment donné, y avait élu domicile, à deux pas de chez moi ! Par endroits, il y avait un terrain vague, chiens et chats y couraient librement le long de l’eau, en voisins. Se promenant le long de l’Arve dont les berges seront aménagées bien plus tard, un sentiment de solitude vous envahissait. La nature y avait tous ses droits, elle n’était pas négligée, non, elle était tout simplement libre, sans contrainte ni contrôle. Les branches des arbres trempaient dans l’eau, les oiseaux chantaient, picoraient, volaient. La nature y était presque sauvage.

Un peu plus loin, là où l’Arve rejoint sa Majesté le Rhône, l’endroit devenait magique….
Après mes cours à l’Université, j’allais souvent m’y promener et parfois m’asseoir sur une pierre, au bord de l’eau. Je lisais, rêvais, l’endroit s’y prêtait bien…..
Je pense que jadis, Genève était plus petite. Au delà de l’Arve, il n’y avait plus rien. Nous étions à la limite de la ville. Elle terminait là où la rivière coulait telle une gardienne, elle était sa « frontière »

Je n’avais pas encore saisi que la Jonction avait beaucoup de personnalité et c’est avec une certaine fierté qu’elle représentait ce quartier populaire, typique et industrieux car on y travaillait ! Il y avait des imprimeries et des ateliers de mécanique le long du Rhône, qui limitait l’autre berge et qui coulait déjà paisiblement comme il le fera par la suite,
Les Supermarchés n’existaient pas encore. Des petits magasins étaient tenus par de modestes commerçants. Au Bd St Georges, il y avait plein de magasins qui rendaient vivantes, ces rues pittoresques et populaires. Il y avait le boucher, l’épicier, l’horloger, le cordonnier, le bijoutier, j’aimais beaucoup m’attarder devant la vitrine de ce dernier. Il y avait aussi le magasin de la presse et des journaux, sans oublier le coiffeur, le tailleur et le fleuriste, ce dernier tenu par une femme…

Ces commerces étaient particuliers : les habitants du quartier étaient des Espagnols ou des hispanophones venus d’Amérique du Sud. Tous les commerçants parlaient la langue de Cervantes. Elle était parlée partout : dans les rues, dans les magasins, au bord de l’Arve…

Arrivant moi-même d’un de ces pays-là, cette particularité linguistique du quartier me convenait parfaitement car mon français laissait à désirer. Me trouvant à la Jonction, j’avais l’impression d’être revenue en arrière. Je n’étais pas dépaysée. J’étais chez moi.

J’étais tout simplement devenue « la Senorita del 27 » de la rue des 2 Ponts, à un endroit privilégié… : au-dessus de la pâtisserie.
Le quartier était plein de vie. Au loin, on entendait les castagnettes suivies d’un « Olé » avec de la musique espagnole qui résonnait au loin…. Les gens riaient, dansaient…Le soir, le vin rouge remplissait les verres. « Hola, hola, que tal, como te va ? » s’entendait partout !

J’essayais de toutes mes forces de ne pas décevoir ces braves habitants du quartier. Moi aussi, je faisais de même, pour faire comprendre que je les saluais aussi et que j’étais heureuse de partager leur bienveillance… Par de belles soirées d’été, les voisins sortaient des chaises pour bavarder, communiquer et échanger quelques propos. On faisait salon. Le trottoir devenait village.

Tout ce monde courait, s’agitait, rigolait au son du grincement des rails de l’inoubliable tram 2. Il était de couleur verte, ses 2 wagons étaient petits et étroits. Les sièges y étaient en lattes de bois, ils étaient durs, très durs. Ce tram vert, tel un serpent se faufilait dans les rues Basses, se dirigeant vers les rues des 2 Ponts et du Stand jusqu’aux aiguillages du Rond Point de la Jonction, qui lui permettaient de tourner tant bien que mal vers le dépôt afin de s’y « reposer ». Au bout d’une journée de travail, il en avait besoin, l’ayant bien mérité. Son passage était accompagné d’un terrible vacarme.

En fait, je n’ai jamais su si ce vacarme était une plainte ou un cri de joie…?

Je me suis attachée au quartier. J’aimais beaucoup mon logement, il me convenait parfaitement. L’Uni. n’était pas loin et c’est ce qui comptait. J’étais très occupée. Je suivais des cours à l’Ecole de Traduction et d’Interprétation. En plus, j’étais obligée de suivre des cours de français à « l’Ecole de Français Moderne » qui se trouvait également dans le bâtiment des Bastions. J’avais accumulé 36h de cours par semaine ! De ce fait, je n’avais plus le temps de marcher normalement dans la rue, je faisais tout en courant.

Le matin, je boutonnais ma veste en courant, je relisais mes notes en courant, j’avalais mon sandwich en courant. Tous les matins je courais sur le trottoir du Bd St Georges le long du mur du cimetière de Plainpalais. Je n’avais même pas le temps de penser à Sophie, la fille de Fédor Dostoiewski ni à Jean Calvin qui, tous deux, reposent de l’autre côté du mur.

Quand je trouvais quelques minutes entre les cours, dans ce strict horaire que je m’étais imposé, je courais au Café Landolt, pour y prendre un « Renversé « qui complétait mon petit déjeuner et, faute de temps, faisait office de déjeuner. Ce Renversé, je le prenais, comme d’habitude, à la table dudit Café, qui portait la signature de Lénine et qui depuis lors a disparu.
Je ne commets pas l’indiscrétion en nommant les personnes se trouvant autour de la mémorable table, elle faisaient déjà partie de la Genève internationale que j’allais connaître plus tard.

Un matin de novembre, fidèle à mon « jogging » matinal, j’entreprenais « comme d’habitude » ma course le long du Boulevard. J’étais en retard, «comme d’habitude ».

Il faisait humide, il pleuvait et il y avait du brouillard. Le Booulevard était vide, mouillé et un rien lugubre. Les magasins n’ouvraient qu’à 9h, mes cours commençaient à 8.15h, « comme d’habitude. » La circulation était inexistante. Je courais de toutes mes forces pour parcourir la distance entre mon logement et l’Université en moins de 10min, cela voulait dire traverser tout le Bd St Georges, la place du Cirque, la place Neuve et à la fin, enjamber 4 à 4, les marches de l’escalier principal du bâtiment universitaire! Or, à mi-chemin entre l’Uni et mon lit, se trouvait un garage. Je l’avais déjà aperçu à plusieurs reprises. N’ayant pas de voiture, je ne connaissais pas le garagiste personnellement.

Ce matin-là, j’allais faire sa connaissance.

En courant et dans la précipitation, je n’avais pas aperçu un câble qui était tendu à travers le trottoir entre le garage et la chaussée où se trouvait la voiture avec la batterie en charge.
Ce qui devait arriver, arriva… Ne voyant pas le câble en question, je m’y suis accrochée avec le pied et suis tombée de tout mon long ! J’ai même glissé sur le trottoir dans le sens de ma course les bras en avant ! Quand avec l’aide du garagiste, je me suis levée ramassant péniblement mes affaires : livres, cahiers, gommes et crayons, je constatai que ma chute avait envahi le trottoir entier, .. Duffle-coat vert mouillé et sale, gants et collants noirs complètement déchirés, genoux ensanglantés et le garagiste bouleversé !

Par cette matinée pluvieuse de novembre, nous étions lui et moi seuls sur le trottoir du Bd St Georges dans un total désarroi, ne sachant pas par où commencer ni que faire… ?
Ce gentil garagiste ne faisait que répéter :
« Mademoiselle, je vous prie de m’excuser ! Je suis navré, j’ai été bête. Ce câble, il n’y avait personne ce matin, la rue était vide..comment faire, Mon Dieu, Mon Dieu…Je n’ai rien ici au garage, j’habite à la Servette »…Après cette première frayeur, tout est rentré dans l’ordre. En cherchant, il a trouvé dans un tiroir de son bureau une trousse contenant tout ce qu’il fallait : un désinfectant et du sparadrap. C’est tout ce dont mes genoux avaient besoin.

Il n’était plus question de cours…. Avec mes collants déchirés, du sparadraps par-dessus et un air affolé, je ne pouvais pas me rendre à l’Université. Pour reprendre mes esprits, je suis restée un long moment au garage avec une grande tasse de café bien chaud dans les mains.. Je me souviens que la tasse était en émail, elle était de couleur bleue et blanche. Le garagiste tenait à me dédommager, question collants et gants. Il y tenait. Je devais lui promettre de repasser le lendemain pour recevoir les nouveaux gants et les collants allait acheter.

« Oui, oui, absolument, vous devez passer. Mes filles qui ont votre âge vont m’aider à acheter ce qu’il faut, voyons, c’est normal, « il ne manquait que ça» ajouta-t-il en bon père de famille.
Je repassai le lendemain. Il faisait beau. Le soleil était de nouveau là.

Les gants avaient 2 tailles de plus que mes mains et le collant m’arrivait aux genoux !…Bref, il a fait pour le mieux mais il a oublié de prendre les mesures. Nous étions heureux de nous revoir et avons beaucoup ri en nous souvenant de ma chute qui finalement n’était pas trop grave mais qui nous a pris toute la matinée !…
J’allais prendre congé…quand il ajouta: « Nous serions très heureux de vous voir chez nous. Ma femme et mes filles seraient ravies! …. Tiens, la semaine prochaine c’est l’Escalade ! Venez donc prendre la soupe et casser la Marmite avec nous, c’est à la Servette » dit-il avant de disparaître derrière un moteur …J’ai vaguement murmuré : « Oui, merci, je verrai, je ne sais pas encore…» Mais je…. ne connaissais pas l’Escalade …

Quelques jours plus tard, je dégustais ma première soupe préparée par la « Mère Royaume ». Dehors, il faisait froid, la soupe était chaude, la famille accueillante et curieuse de recevoir une jeune fille qui venait des Antipodes. Les 2 filles de la famille me touchaient pour voir si j’étais faite de la même matière qu’elles…Aux Antipodes, on ne sait jamais, c’est peut-être différent …à 13 et 15 ans, c’est probablement ce qu’on pense .. Par la suite, avec les voyages, tout changera…En fait, les filles étaient 2 adolescentes, bien plus jeunes et plus petites que moi. Après la soupe, nous avons cassé la Marmite en chocolat où avaient probablement cuit les légumes …, enfin, je ne suis pas sûre. Les poches remplies de chocolat et de massepain, nous étions sortis nous promener dans les rues de la Vieille Ville en fête que je n’avais encore jamais vues le soir. C’était magnifique ! Nous avons pu y voir et admirer le défilé en costume d’époque. La Grand’rue était éclairée. Il y avait beaucoup de monde.. J’étais dans le rôle d’une grande blessée de la dernière guerre mondiale. Je boitais quelque peu, mes genoux me faisaient encore mal. Toute cette chère famille était pleine d’attention, m’entourant de son affection. Je la laissais faire. J’étais bien….la vie était belle!
En rentrant chez moi, je ne courais plus, et ce n’était pas : « comme d’habitude ». Cette première Escalade restera à jamais gravée dans ma mémoire.

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