Accueil | La tour du silence

Partager l'article

Actu

La tour du silence

<
>

Lundi soir 2 novembre, peu avant 18 h, le long du quai Ernest-Ansermet. Il fait étonnamment doux, le soleil se couche lentement, les premiers réverbères s’allument. J’ai envie d’aller savourer le temps d’avant mon rendez-vous sur une terrasse… Rue de l’Ecole-de Médecine, boulevard Carl- Vogt, c’est « le carrefour de la soif », les bars à terrasses se pressent les uns autour des autres. Mais certains sont déjà fermés et les bancs en plein air affichent complet. C’est l’heure du dernier verre avant le tocsin, la fermeture des établissements de restauration pour de longues semaines. La foule des jeunes buveurs n’a plus sa gaieté habituelle et derrière les portes fermées, on voit s’agiter des serveurs entassant les chaises sur les tables.
Mélancolie avant la plongée dans la solitude. Ne trouvant aucune place libre, je me résigne à être en avance à mon rendez-vous, devant l’énorme immeuble de la Télévision. Cet emblème de
Genève, que la TV menace de bientôt quitter… nous a-t-on annoncé. La colère des Genevois a grondé. Cette tour, la première en ville, marque notre paysage depuis plus de 50 ans. L’appendice du sommet dit « le porte-à-faux », rajouté lors de la restauration de 2009, est un lieu de réception et d’interviews prestigieuses, là même où Darius Rochepin recevait les vedettes du monde.
Ma mémoire doit être infidèle, mais je ne me souviens pas d’avoir pénétré dans ce bâtiment, tant il suscite mon appréhension.
Il y a 50 ans, j’ai été engagée au Téléjournal, non pas à Genève dans cette tour, mais dans un appartement de la Seestrasse à Zurich, où étaient alors regroupées les trois rédactions alémanique, tessinoise et romande du journal télévisé.
J’ai débarqué dans un milieu d’un sexisme féroce, vulgaire et brutal, les femmes étaient profondément méprisées. La première journaliste à présenter le journal était particulièrement la cible des critiques et des moqueries. Les notions de sexisme, de harcèlement, de mobbing et même de syndicat nous étaient totalement inconnues… Nous n’osions parler à personne de cette ambiance hostile aux femmes. Nous avions honte. J’ai été progressivement paralysée et j’ai peu à peu perdu mes moyens. Je suis partie pour aller rejoindre l’Etat à Genève, qui m’a semblé dans un premier temps un paradis d’égalité.
Quand le Téléjournal a rejoint la tour de Genève, en 1981, je n’osais passer par là, de peur de rencontrer les rédacteurs machistes. Si ce soir, je suis devant cet hall immense, avec ma pancarte violette, c’est que je viens, avec des camarades de la Grève féministe, marquer ma solidarité aux femmes et jeunes hommes, victimes d’agressions psychologiques et de gestes déplacés. Malgré les soutiens potentiellement mis en place, la loi du silence a longtemps régné. Je connais : on est fière de travailler à la TV, on est au cœur de l’actualité, on y rencontre des personnalités, on se rend sur les lieux qui comptent, le salaire est correct.
Alors on fait son poing dans sa poche, au risque de s’effondrer… Merci et bravo à celles et ceux qui ont enfin osé dénoncer les comportements
scandaleux ! J’aurais bien bu un verre à votre santé, si les cafés n’avaient fermé.

Partager l'article

J'écris un article

Ajouter un commentaire

Votre adresse email ne sera pas affichée. Les champs obligatoires sont indiqués *

You may use these HTML tags and attributes: <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

J'accepte les CGU

Mot de passe oublié

Inscription